Préface
"De tous les géographes de l’Occident, c’est Humboldt qui conçoit le plus clairement un terrain de rencontre entre la géographie et l’esthétique" ; c’est par ces mots très justes que Clarence J. Glacken définit la personnalité du grand voyageur naturaliste que fut Alexandre de Humboldt.
Et c’est avec une perspective semblable que ma collègue Mireille Gayet nous livre aujourd’hui une remarquable synthèse sur Alexandre de Humboldt, sur cet homme d’exception qui fit de sa vie, comme elle nous le montre fort bien, une « pérégrination poétique ».
Il y a en effet deux manières de découvrir la complexité du monde, la variété de ses paysages, la diversité de ses faunes et de ses flores et la pluralité des hommes qui l’habitent. Selon Georges Cuvier, le naturaliste français qui avait exactement le même âge que son collègue et ami prussien Alexandre de Humboldt, « il y a pour l’ordinaire autant de différence entre les idées et le style du naturaliste voyageur et celle du naturaliste sédentaire qu’entre les talents et les qualités nécessaires à l’un et à l’autre. Le premier parcourant avec plus ou moins de rapidité une multitude de contrées diverses, est frappé successivement par un grand nombre d’objets et d’êtres intéressants ; il les observe dans les lieux même où les plaça la nature, dans leurs vrais rapports avec ce qui les entoure, et dans toute la plénitude de leur vie et de leur action ».
Mais la seconde manière d’étudier la nature pour Cuvier, qui détestait la vie au grand air et qui avait horreur des voyages, est celle du naturaliste sédentaire : « S’il ne voit pas la nature en action, il en fait passer tous les produits en revue devant lui ; il les compare entre eux aussi souvent qu’il est nécessaire pour arriver à des résultats certains. »
Cuvier, en écrivant ces lignes peu après le retour glorieux de Humboldt, ne peut qu’admirer le courage de son ami et avec quelque dépit et un peu de frustration, se console avec ces mots : « Le voyageur ne parcourt qu’une route étroite ; ce n’est vraiment que dans le cabinet que l’on peut parcourir l’univers en tout sens. » Et d’ajouter que s’il faut du courage pour parcourir la jungle et les sommets andins, il faut une autre sorte de courage pour examiner et comparer, en sédentaire, tout ce que peut fournir l’état momentané des connaissances.
Il n’empêche que Cuvier, sans qu’en soit diminué son génie, a bien profité tout au long de sa carrière des récoltes des naturalistes voyageurs, et notamment de celles d’ Alexandre de Humboldt.
C’est pourquoi Mireille Gayet nous offre un ouvrage précieux ; elle nous fait saisir l’importance et le rôle d’un homme de terrain qui, grâce à ses voyages et grâce à son regard, a changé profondément la compréhension du monde qui nous entoure. Pour ce faire, elle disposait d’atouts précieux : naturaliste voyageuse elle-même, elle est allée sur les traces d’Alexandre de Humboldt en Amérique du Sud pour y exercer son métier de paléontologue. Elle y a découvert des poissons fossiles et même une anguille électrique fossile ; il y a donc des « affinités électives » entre ses recherches et celles de son illustre prédécesseur qui s’était passionné pour les poissons électriques. Elle a su, dans le calme du cabinet du naturaliste s’attacher à décrire les spécimens qu’elle avait récoltés sur le terrain et se lancer dans l’aventure de l’écriture de cette biographie de Humboldt.
Avec élégance et érudition, Mireille Gayet a reconstitué toutes les facettes d’une personnalité complexe et attachante. Alexandre de Humboldt ne fut pas seulement un grand voyageur et un grand explorateur, il fut comme elle le montre fort bien, un humaniste, un enfant de l’Europe des Lumières.
Grâce à cette biographie, le lecteur pourra apprécier et admirer ce que furent les qualités scientifiques et humaines d’un homme généreux, qui au delà de tout nationalisme étroit, sut mettre ses talents et son génie au service de la science.
Philippe Taquet
Membre de l’Institut
Philippe TAQUET est professeur de paléontologie au MNHN, membre de l’Académie des sciences ; il a retracé son itinéraire professionnel dans L’empreinte des dinosaures : carnet de piste d’un chercheur d’os, Odile Jacob, 1994.